Puis il avait
cassé le crayon en deux et avait regardé Rudy droit dans les yeux, plein d’arrogance.
Rudy souriait. Tout à coup, il s’était penché au-dessus de la table pour poser
les mains sur la tête de Nick, des mains chaudes et douces. Nick ne se
souvenait pas de la dernière fois qu’on l’avait touché avec autant d’amour. Sa
mère le touchait ainsi, autrefois.
Rudy avait retiré ses mains, ramassé
le bout de crayon, retourné la feuille. Et il lui avait encore montré cette
feuille blanche. Encore. Et encore. Finalement, Nick avait compris.
Tu es cette page blanche.
Nick s’était mis à pleurer.
Et Rudy était revenu s’occuper de
lui pendant six ans.
… j’ai appris à lire et à
écrire. Un homme, Rudy Sparkman, est venu m’aider. J’ai eu beaucoup de chance
qu’il soit là. En 1984, l’orphelinat a dû fermer. La plupart des enfants ont
trouvé des familles d’accueil, mais pas moi. J’aurais voulu rester avec Rudy, mais
il était en Afrique, pour le Peace Corps.
Alors je me
suis sauvé. Comme j’avais seize ans, ils ne m’ont sans doute pas tellement cherché.
Je pensais que je pourrais m’en tirer si je ne faisais pas de bêtises. Et jusqu’à
présent, je m’en suis assez bien tiré. J’ai suivi des cours par correspondance.
Rudy m’avait toujours dit que l’instruction était ce qu’il y avait de plus
important. Quand j’aurai trouvé un endroit où m’installer, je passerai mes
examens. Ça ne devrait pas être trop difficile. J’aime apprendre. J’irai
peut-être un jour à l’université. Je sais que ça paraît un peu bizarre qu’un
sourd-muet comme moi pense faire des études universitaires, mais je crois que c’est
possible. Voilà mon histoire.
Le lendemain, Baker
était arrivé vers sept heures trente. Nicky vidait les corbeilles à papier. Le
shérif avait l’air d’aller mieux.
– Comment allez-vous ?
avait écrit Nick.
– Plutôt bien. Grosse fièvre
jusqu’à minuit. La pire depuis mon enfance. L’aspirine ne faisait aucun effet. Jane
a voulu appeler le médecin, mais la fièvre est tombée vers minuit et demi. Ensuite,
j’ai très bien dormi. Et toi ?
Nick lui fit signe que tout s’était
bien passé en levant le pouce.
– Les pensionnaires ?
Nick ouvrit et referma sa bouche
plusieurs fois comme s’il marmonnait quelque chose. L’air furieux, il cognait
contre des barreaux invisibles.
Baker éclata de rire, puis
éternua plusieurs fois.
– T’aurais dû regarder la
télévision. Et puis, t’as écrit l’histoire de ta vie ? Nick lui fit signe
que oui et lui remit les deux feuillets. Le shérif s’assit et commença à lire
avec beaucoup d’attention. Quand il eut terminé, il lui lança un regard si
pénétrant que Nick baissa les yeux pour cacher sa gêne.
Quand il les releva, Baker était
en train de dire :
– Tu te débrouilles tout
seul depuis que tu as seize ans ? Il y a six ans que tu es en vadrouille ?
Nick fit signe que oui.
– Et tu as vraiment pris des
cours par correspondance ?
Nick reprit le bloc-notes.
– J’avais beaucoup de
retard. Quand l’orphelinat a fermé, je commençais à rattraper le temps perdu. J’ai
vu une annonce pour des cours par correspondance sur une boîte d’allumettes. Je
me suis inscrit à l’école La Salle de Chicago. Il me reste trois cours à
prendre.
– Lesquels ? demanda
Baker qui se retourna ensuite vers les cellules. Vos gueules là-dedans ! Vous
aurez votre café quand ça me plaira, pas avant !
Nick écrivait :
– Géométrie. Maths. Une
langue étrangère. C’est ce qui me manque pour entrer à l’université.
– Une langue
étrangère. Tu veux dire, comme le français ? L’allemand ? L’espagnol ?
Nick hocha la tête.
– Ben ça alors ! fit
Baker en éclatant de rire. Un sourd-muet qui apprend une langue étrangère !
Excuse-moi, mon gars, je voulais pas me moquer de toi. Tu comprends ?
Nick sourit.
– Mais pourquoi que t’es
toujours en vadrouille ?
– Quand j’étais mineur, je
n’osais pas rester trop longtemps au même endroit. J’avais peur qu’on me mette
dans un autre orphelinat. Quand j’ai été assez grand pour chercher un travail
régulier, la situation économique n’était pas très bonne. On disait que la
Bourse s’était cassé la gueule, mais comme je suis sourd, je n’ai rien entendu
(ha, ha).
– Sûr que les gens se fichent
de tout aujourd’hui. Pour un travail régulier, je vais peut-être pouvoir te
trouver quelque chose par ici, à moins que ces connards t’aient vraiment
dégoûté de Shoyo et de l’Arkansas. Mais… on n’est pas tous comme ça.
Nick fit signe qu’il avait
compris.
– Comment vont tes dents ?
T’as pris une sacrée dérouillée.
Nick haussa les épaules.
– Tu as pris les pilules du
docteur ?
Nick leva deux doigts.
– Écoute, il faut que je
remplisse des papiers maintenant. Tu continues ton travail. On parlera plus
tard.